Collection privée d'un amateur de livres et autographes d'écrivains belges (XIXe-XXe siècles)
22 Décembre 2016
L'année se termine en beauté au chapitre des acquisitions de livres. Longtemps recherché par votre serviteur, l'album des Kermesses de l'artiste belge Amédée Lynen (1852-1938), préfacé par Eugène Demolder (1862-1919) et Félicien Rops (1833-1898), vient enfin de rejoindre la vitrine de la bibliothèque à la faveur d'une vente aux enchères sur Catawiki.
Ce petit album est composé d'une illustration de couverture par Amédée Lynen, quatorze eaux-fortes de l'artiste, sept pages de texte d'Eugène Demolder et sept autres de Félicien Rops. Il a été tiré à 175 exemplaires numérotés par l'éditeur Charles Vos, à Bruxelles, dont : 5 exemplaires numérotés sur japon avec double suite en noir et sanguine, signés, 20 francs ; 20 exemplaires numérotés sur hollande Van Gelder et signés, 10 francs ; 150 exemplaires numérotés sur beau papier, 7 francs.
Notre exemplaire bien complet est le n°30 sur "beau papier".
Amédée Lynen, illustration de couverture cartonnée pour les "Kermesses", préface d’Eugène Demolder, lettre de Félicien Rops. Album petit in-4° de 14 eaux fortes et de VII - 7 p. de texte. Bruxelles, Imp. Lombaerts, Ch. Vos édit., 1889
Amédée Lynen (1852-1938) est l'un des rares artistes, avec James Ensor (1860-1949), à qui Eugène Demolder (1862-1919) a donné une préface pour un album d'oeuvres graphiques : en avril 1889, alors qu'il n'a encore jamais rien publié en volume, l'écrivain compose une prose plastique intitulée "Champ de foire" pour les Kermesses de Lynen, puis en 1896, "À Bruxelles" pour le grand album Bruxelles en douze lithographies.
Amédée Lynen, "Bruxelles en douze lithographies", à propos d’Eugène Demolder, Bruxelles, H. Lamertin éditeur, texte imprimé par Mme Veuve Monnom ; lithographies par Goffart, 1896. Album grand in-folio contenant 12 planches mesurant 37x27 collées sur papier fort.
D'autres collaborations entre Eugène Demolder et Amédée Lynen sont à notre connaissance restées à l'état de projet : une lettre de l'illustrateur à l'écrivain, conservée à la Réserve Précieuse de l'Université Libre de Bruxelles sous la cote ULB E.D. 17, fait mention d'une adaptation théâtrale "en ombres" et avec musique du conte de Demolder "La Pêche miraculeuse", extraite de son recueil La Légende d'Yperdamme (Paris, Mercure de France, 1897), imaginée par Lynen, alors décorateur au Théâtre de La Monnaie à Bruxelles en février 1900. Par ailleurs, plusieurs lettres d'Eugène Demolder à André Fontainas (elles aussi conservées à l'ULB), et à sa femme Claire (dans une collection privée) mentionnent à partir de mai 1903 le projet d'écriture d'un "petit livre que Lynen va illustrer".
L'amitié entre les deux hommes s'est très probablement nouée en 1887 à l'occasion du lancement de la revue L'Artiste (Bruxelles), gazette hebdomadaire artistique, littéraire, musicale, dirigée par Félix Fuchs et Eugène Demolder, pour laquelle Lynen réalise l'illustration de couverture, et dont l'existence fut assez brève : elle voit en effet le jour à Bruxelles le 3 avril 1887 et s’éteint, dix-huit semaines plus tard, le 31 juillet 1887, après avoir vu défiler à grand renfort dans ses sommaires tous les collaborateurs de La Jeune Belgique et quelques célébrités parisiennes comme Joris-Karl Huysmans et Léon Bloy.
Salué par Max Waller, dès le 1er numéro à l'occasion de son compte rendu de l'exposition de l'Essor, comme "un des clous" de l'évènement, Amédée Lynen est encensé par Eugène Demolder qui lui consacre dans le numéro suivant un article entier de sa rubrique "Ateliers et Artistes" dont on extrait ces quelques considérations fameuses préfigurant les lignes qu'il écrira deux ans plus tard dans l'avant-propos de ses Kermesses :
Vraiment, oui. Il fallait avoir le flair de Lynen - ce flair emmagasiné dans son bon nez, si fin, de ketje et de zwanzeur, - pour découvrir modèle semblable. Il fallait, comme lui, connaître ces types de brusseleers qu’il croque en si verveuses silhouettes : ces marchandes de crabes et d’œufs durs, en blanc tablier, entrevues dans l’atmosphère des cabarets bleutée par les fumeurs ; ces baes ventrus ; ces bourgeois pintant silencieusement adossés aux murailles culottées des estaminets ; ces petites modistes, coiffées en chien fou, montrant leurs mollets et trottinant, un carton sous le bras, par devers la ville ; ces gardes civiques ridiculement attifés, au bedon passant au-dessus de leur ceinturon de travers attaché - et, dans les kermesses, aux fumantes lueurs des pétroles agitées par le vent, ces saltimbanques, les maillots plissés sur leurs jambes cagneuses ; ces hercules à la chair tatouée ; ces dentistes en plein vent ; ces débitants de frites dont les baraques, puant le graillon, vivement éclairées, jettent par places, à travers la foire, avec le tournoiement bariolé des chevaux de bois, des gaietés de lumière ; - puis la foule, la foule des voyous, des petites femmes, des flâneurs, de laquelle émerge le bout pointu du réservoir d’un marchand de coco ; tapageuse et pittoresque, à demi éclairée par les falots des baraques.
C’est sa note de préférence à ce brusseleer pur sang, les joyeusetés des kermesses aux boudins, qu’il a allégoriquement figurées en une grosse déhanchée, au poitrail impudique crevant le corset, rougeaude, les lippes luisantes dans un rire gras, asseyant sa large croupe au milieu d’une apothéose de marmites et de casseroles, de boudins pendant par grappes, mêlés à des vessies de porc et baignés par les fumées de pantagruéliques cuisines.
Eugène Demolder, « Ateliers et artistes : Amédée Lynen », in L’Artiste, gazette hebdomadaire, artistique, littéraire, musicale, première année, numéro 2, Bruxelles, 10 avril 1887, p. 4-5.
Demolder reprendra d'ailleurs les grandes lignes de cet hommage à l'art de Lynen le dessinateur, l'ornemaniste, le montreur de marionnettes et décorateur du théâtre de la Monnaie (Bruxelles), dans le numéro du 17 novembre 1888 de Caprice Revue, accompagné de ces quelques mots de description physique et du portrait de l'artiste par D'Ambre que nous reproduisons ci-dessous :
Lynen, au physique ? Voyez le portrait ci-contre. Une moustache hérissée dans une barbe brune et deux yeux malins. Figure bien connue à Bruxelles et si sympathique ! Car Lynen ne se contente pas d’être pittoresque dans ses dessins, il l’est aussi dans sa vie. Oh ! le pince-sans-rire, le boute-en-train des fêtes joyeuses et folles de l’Essor, le faiseur de charges amusantes présidant avec tant de drôlerie les plus ébouriffantes ripailles, le masque impassible tandis qu’il lance de sa voix sourde et nasale des plaisanteries qui font s’esclaffer l’auditoire.
Eugène Demolder, « Amédée Lynen », in Caprice Revue, Samedi 17 novembre 1888, Première année, n°51.
C'est d'ailleurs en ce mois de novembre 1888 qu'Eugène Demolder rédige la préface aux Kermesses. Le texte parait d'abord intégralement dans le n°48 de la revue La Société nouvelle, en décembre 1888, sous le titre : "Champ de foire. Préface aux Kermesses d’Amédée Lynen" (p.579-582), puis en avril 1889 dans l'album des Kermesses avant d'être repris avec d'autres études, critiques et transpositions dans ses Impressions d'art, publiées chez la Veuve Monnom, à Bruxelles, en décembre 1889 (p. 11-16).
Champ de foire
Eugène Demolder
Le boulevard, — un large boulevard bordé de maisons sur la façade desquelles dansent les reflets rouges de la foire, — monte, et troue la ville d'une baie qui découvre un grand pan de ciel, noir, avec, à l'occident, un râle de crépuscule.
La poussière monte du sol piétiné par une foule s'écrasant autour des baraques, — buée éblouie de lumière électrique, piquée de l'œil rubescent des tramways, salie par des falots, barrée de lignes de becs de gaz qui alternent avec des lanternes vénitiennes.
La masse noire des curieux, — tapageuse et pittoresque, mi-éclairée par les étalages des forains, et de laquelle émerge le réservoir pointu d'un marchand de coco, — serpente en ce charivari de lumière, pétillant de bizarres couleurs.
Coin fantastique, où tout s'anime de vie factice ! C'est comme un gigantesque jouet à mécanique, flanqué de lumignons, pour l'enfantin amusement de cette population arrêtée au boniment d'un bateleur. Des machines, dont le sifflet stride, font tourner les moulins, sur les pégases en bois desquels des filles viennent s'asseoir, — les moulins, au tournoi multicolore pailleté de verroteries rapides, fouetté de scintils, et semblant projeter, en son gai vertige lumineux, des notes de clarté et de folle musique. Des panopticums s’ouvrent : à leur entrée, des automates, en costume prétentieux, ont des gestes involontaires. Un Oriental, en turban fantaisiste, à la belle barbe noire postiche, tourne la tête, constamment, avec un grincement du ressort caché en sa poitrine décorée d'un crachat de carton doré, tandis qu'un vieux bonhomme à chevelure de crin tire, par intervalles, d'un fatal mouvement de son corps caduc de grande marionnette, le cordon d'une cloche. Et, tout près, les réclames saignantes des musées anatomiques, aux crudités d'autopsie, aux mates pâleurs de cire : un squelette de chimpanzé, soutenu par une baguette de fer, laisse pendre ses longs bras ridicules ; dans une cage en verre, un buste nu de femme, à dolente figure, une griffe de fer lui arrachant un sein, évoque d'anciens supplices d'Inquisition.
Des appareils électriques, plus loin, tintinnabulent ; sur les tréteaux, on annonce, à la fumée des pétroles, des trucs inédits de prestidigitateurs ; là-bas, des barquettes aux voilures enflées tournent avec un balancement imitant le roulis. Dans des tirs, où pétaradent des carabines, criaillent des bonshommes en zinc, atteints par les balles de plomb, et se cassent, avec un bruit sec, des pipes de terre.
Vision insolite, surgie dans le cadre étonné d'un quartier de ville. On cherche l'ingénieux génie, échappé d'un conte d'Hoffmann, qui met en mouvement baroque et fantasmatique cette kyrielle grinçante, discordante, vibrante, pétillante, déchiquetant par places le ciel enfumé, d'un fouillis de silhouettes: toiles constellées, oriflammes, mâts, fusées, en des effets de nuit imprévus, où quelque soudain clair de lune rêveuse baise, de la même douceur en qui il envelopperait la Diane d’un quinconce, une géante trivialement peinte, hissée dessus un toit de charlatan.
Et d'ailleurs, la vie des forains est aussi étrange que la foire elle-même. Ces juifs-errants des kermesses traînent par tous pays une existence de vagabonds singuliers, artisans piteux des réjouissances du peuple, avec des campements bohêmes au coin des grand'routes, des jours coulés dans la maison roulante où ils dorment pèle-mêle, sales et déguenillés, drôlatiquement affublés d'ironiques oripeaux d'anciennes parades. Ils parcourent les ducasses et s'arrêtent à y monter leurs théâtres volants et jouer leur comédie à bon marché : celle annoncée par le porte-voix du directeur de la baraque en un langage déclamatoire, et toujours le même.
Et que d'industries bizarres aussi, dans ce vacarme de festivité bruyante, sous le fard du tabarinage ! Un hercule à jambes cagneuses, le biceps tatoué, tient entre ses mâchoires des poids en fer qu'il laisse lourdement retomber ; il est flanqué d'un clown aux mains sales, associé spirituel, lançant au public des calembourgs. C'est l'arène athlétique, et les lutteurs sont là, dans la vapeur puante des falots, leurs bras aux muscles en saillie croisés sur des torses qu'ils bombent avec ostentation. Une diseuse de bonne aventure, des signes cabalistiques sur son enseigne, s'éclaire mystérieusement d'une lampe imprégnant d'un reflet roussâtre la toile transparente de sa baraque — l'antre de cette pythonisse chez qui de petites ouvrières vont faire lire en leurs mains limées par le travail un avenir en réalité bien pénible : mais, pour quelque monnaie, la devineresse donne à leur cœur superstitieux un chimérique espoir, vite éteint avec les derniers lampions du champ de foire.
Un dompteur. Il est sanglé dans une redingote qui pince une taille solide et souple, et a mis un pantalon gris, collant, et de grandes bottes, à glands d'or, vernissées. Il a l'œil magnétique, en un masque énergique au teint brun, à moustache noire : une cicatrice lui barre la joue. Des dépouilles de tigres pendent, crocs aigus, sous une panoplie d'armes indiennes, à la porte de la ménagerie, que des fauves, lassés de leurs cages, emplissent de rugissements nostalgiques. Le belluaire, une cravache à la main, tandis que des singes attachés à des perchoirs croquent des noix, fait danser un ours muselé clignant des paupières hébétées et grognant. Cette scène mi-terrible, mi-comique, se passe en une sorte d'antichambre du théâtre où le bestiaire joue quotidiennement sa vie avec les instincts mal endormis des carnassiers, — antichambre tapissée d'étoffe rouge, sanguinaire, embellie d'un luxe criard : au fond, sous un lustre allumant ses globes de gaz, une matrone grasse et pâle, les sourcils peints en noir, trône derrière un comptoir auquel deux cornes de buffle servent de sauvage retable.
Un dentiste en frac, cravaté d'un blanc douteux, sous le soufflet de sa victoria dételée, devant des diplômes encadrés gui miroitent et des médailles pendues à des rubans, bonimente avec une mimique emportée, d'une voix qui s'éraille, cherchant à tirer aux gogos dents et carottes. Tandis que, près de là, une saltimbanque, au visage ardent penché dessus la rampe des tréteaux, la lippe épaisse, la peau sale, les cheveux pommadés, un maillot plissé sur ses mollets de gymnaste, gifle farceusement un pître à la face blême sillonnée de rides en carmin. Des trombones, soufflés à joues enflées par de grands gaillards bien plantés dessus les planches, et sur le jeu desquels un piston module des variations, soutiennent la parade et lui font une musique de réclame. Une grosse caisse et des cuivres tapagent et le tambour ronfle à toute volée sous les poings cerclés de cuir d'un trapéziste en rose, culotté d'un velours semé de paillettes qui scintillent. Et tout à coup une cloche balancée sonne, dessus les têtes des spectateurs, massés, nez en l'air, devant la pantomime gratuite, des notes de bronze, et la baraque entière est ébranlée par ce tamtam infernal, aux appels criards, dans une furia de gigue échevelée, de calottes comiques, d'harmonie enragée, en un crescendo continu de vacarme canaille.
A côté, voilà l'exhibition des phénomènes, — nains ou géants, veaux à cinq pattes ou femmes à barbe, — une hideuse exhibition de difformités, dont les barnums, un long bâton à la main, montrent, sur des toiles gauchement brossées, la représentation en stupide caricature. On y voit des géantes, aux seins puissants débordant du corsage, lever leurs jupes de soie, pour montrer, sous un pantalon à dentelles, un mollet colossal, et des sirènes à figures grotesques essuyer leur chevelure et faire écumer les flots verdâtres de leurs queues écaillées en spirale. Un tom-pouce enfermé dans une boîte simulant une maison, sort par de petites fenêtres ses menottes poupines et grassouillettes : on entend sa voix de crécelle, plaintive, une voix de marionnette qui se détraque tristement.
Des débitants de pommes de terre frites ouvrent plus loin des cuisines proprettes, peinturlurées de façon riante, avec des rideaux blancs : les fours aux cuivres étincelants flambent, des marmites épandent une fumée de graillon, des cuisiniers en béret blanc circulent, et des miroirs reflètent cette chaudronnerie en ébullition, et l'allée et venue des marmitons. Du plafond, où des amours tiennent des cornets épandant une abondance de gaufres, de beignets et de galettes, de grosses boules de verre poli descendent, piquées d'un point lumineux, mettant comme des étoiles dé clinquant en cette atmosphère de boustifaille démocratique. Une grosse patronne, la face rougie par le feu, les brides de son bonnet rejetées dessus ses rondes épaules, s'attelle à une pompe à bière: les verres s'emplissent constamment, avec de larges jarretières d'écume blanche.
Ce tintamarre voisin est celui d'un hippodrome. Une clarinette aigre domine de ses fioritures un orchestre de cirque ambulant. Une odeur d'écurie se répand. On entend le trot des chevaux, les cris apeurés des cavaliers inhabiles. Nombreux, ceux-ci ; car toutes les cocottes et grisettes de la ville adorent cette équitation. Les voici rôdant aux alentours de l'établissement, en quête d'un gandin qui leur paie des tournées équestres, les lèvres rouges comme des coquelicots sous leurs voilettes, avec une joie fardée : l'une d'elles, en tapageuse toilette d'été attend, accoudée à l'entrée hippique ; la tête sur l'affiche jaune, les yeux brillants en son visage déjà défraîchi, elle jette de temps en temps, en une conversation décousue et lasse, quelques mots à l'écuyer, qui claque du fouet pour attirer les clients.
Et toute cette fête bruit ainsi dans le soir urbain.
Parfois un coup de vent fait siffler les becs de gaz et échevèle les feux des résines. Des phalènes voltigent dans la lumière chaude. La foule circule, lente, et grouille. Les cabarets environnants s'emplissent de peuple attablé, et des aveugles, les paupières pour toujours closes, accompagnés d'un enfant, mendient, une sébille de fer à la main, chantonnant quelquefois d'une voix sénile une chanson, une de ces vieilles chansons chevrotées à toutes les kermesses par les perclus et les infirmes, avec des notes pareilles à des larmes qui tombent, sur des airs souffreteux, de pénibles airs.
Mais l'âme, l'âme triste de la foire, — avec les becs de gaz qui se plaignent au vent, — c'est, déchirée par le sifflet des machines, et dessinant des mélodies douloureuses sur le tohubohu de la foule, la musique des orgues de Barbarie.
S'y mêle maintenant, le chant plus héroïque des orchestrions qui soufflent, des grandes boîtes flanquées de pantins battant du triangle ou jouant des platines de cuivre, par des bouches triomphales de trompettes.
Oh ! les airs souffrants ainsi versés aux foules, les airs endoloris, tant de fois remoulus en accords si anciens ! Refrains vulgaires ou cavatines d'opéras, airs écorchés durant le sabbat des kermesses !
Souvent, tournant de machinales manivelles, des haillonneux les ont fait pleurer à leurs boîtes à musique, ces ballades quotidiennes égrenées en les banlieues, ces valses tant de fois mélancoliquement vidées à l'ennui des faubourgs. Lamento bramé par le clavier mi-brisé des orgues, et geignant comme à la torture dans leur mécanique impitoyable : en son rythme désolé, n'est-ce pas que gémissent toutes les banales souffrances amassées des foules, — des foules noires qui viennent s'étourdir, nocturnes papillons, à la traînée lumineuse et musicale du champ de foire ?
En digne héritier des écrivains-croqueurs, comme le Huysmans du Drageoir à épices, Demolder esquisse à la plume un tableau contemporain de kermesse moderne en puisant son inspiration dans les thèmes picturaux anciens.
Comme l'a très bien montré Laurence Brogniez dans son article "Nés peintres : la 'prédestination merveilleuse' des écrivains belges", on retrouve dans la prose de Demolder "les figures emblématiques des vieux tableaux, mais actualisées dans des types modernes dégradés, grotesques et ricanants", "car la kermesse en question est une fête sinistre où gémissent 'toutes les souffrances amassées des foules'", le motif de la kermesse un "lieu de tension entre plaisir plastique de la description, résorption momentanée des conflits sociaux dans l'évocation naïve de la fête populaire — le souvenir des grèves et de émeutes de 1886, violemment réprimées, hante sans doute encore les esprits —, et la dénonciation sociale suscitée par la vision de la grande ville." (in La Belgique entre deux siècles : laboratoire de la modernité, 1880-1914, Peter Lang, 2007, p. 102-103).
Quant à la lettre-préface de Félicien Rops, écrite de Tlemcen, en Algérie, le 21 décembre 1888, elle est à l'initiative de Lynen qui s'est appuyé à la fois sur Eugène Demolder et Léon Dommartin (alias Jean d'Ardenne, 1839-1919) pour jouer les entremetteurs, comme en témoigne les correspondances de Rops avec ces deux derniers.
La veille de la rédaction, dans une lettre à Léon Dommartin du 20 décembre 1888, rédigée à bord de la "Malvina" en vue des Baléares, Rops n'est pas encore en mesure de s'atteler à la tâche :
Les quelques mots de préface de Lynen partiront d’Oran & il est très probable qu’ils arriveront en même temps que cette lettre car la voie Oran-Alger est plus rapide. Seulement je suis forcé d’attendre, parce que « ma préface » - un mot bien gros pour ce que je vais faire, doit être autographiée & que la mer qui fraîchit ne me permettrait pas de faire d’une calligraphie lisible.
Lettre de Félicien Rops à Léon Dommartin, à bord de la « Malvina » en vue des Baléares, 20 Décembre 1888. Bruxelles, Bibliothèque Royale Albert Ier, Cabinet des manuscrits, II 6655 VIII 468 (2)
Quelques jours plus tard, Rops livre les circonstances amusantes de la rédaction de cette lettre-préface à son ami :
Je n’ai pu faire le bout de préface promis, & ce n’est qu’à Tlemcen que j’ai pu griffonner je ne sais réellement quoi, sur un coin de malle, au moment de partir. Autant que je me le rappelle, je crois que c’était une manière d’engueulement du mouvement flamand. — Je te dirai que j’avais bu trois bouteilles de mascara, ce qui a dû embrouiller pas mal mes inspirations. J’ai envoyé ces feuillets hier à Eugène Demolder un de mes cousins que tu dois déjà connaître. C’est lui qui a fait « l’Artiste » une petite feuille de chou qui n’a eu qu’une douzaine de numéros, mais qui n’était pas trop mal troussée. C’est lui qui m’avait transmis le premier la demande de Lynen, & c’est à lui que je devais envoyer tout naturellement le morceau en question. Cet Eugène Demolder est un mien cousin, avocat, & qui m’a paru un garçon fort aimable. Il ne manque pas d’aptitudes littéraires, & écrit au moins aussi bien que n’importe quel Jeune Belgique.
Ecris lui un mot pour le prier de passer chez toi, ou donne lui un rendez-vous à la Chronique, il demeure 61. Quai du Hainaut. Ma préface-lettre a dû arriver trop tard ; mais si elle est encore arrivée à temps, je voudrais bien que tu jettes un léger coup d’oeil pour voir si cela ne sent pas trop le mascara. Je regrette beaucoup que cette demande de Lynen soit tombée en si mauvais moment, dis lui bien mes regrets très sincères, car ce garçon me plaît & il a un vrai talent. Enfin, arrange tout cela, & écris-moi un mot poste restante à Kairouan (Tunisie) car je ne sais où je serai avant cela [...] Si on ne se sert pas de ma « préface » prie Eugène Demolder de te la remettre. Il y a là un thème que je veux reprendre, sans mascara ! – Et dis à Lynen qu’il me demande une autre préface à temps pour son prochain album."
Lettre de Félicien Rops à Léon Dommartin, Tlemcen, 29 décembre 1888. Bruxelles, Bibliothèque Royale Albert Ier, Cabinet des manuscrits, II 6655 VIII 468 (2)
Outre l'anecdote éthylique, la présentation d'Eugène Demolder comme un cousin de Rops mérite qu'on s'y arrête un instant car c'est un fait méconnu qui permet notamment d'identifier le destinataire anonyme de certaines lettres de Demolder conservées dans des bibliothèques belges comme étant Félicien Rops lui-même. En effet, la grand-mère paternelle d'Eugène Demolder, Marie Antoinette Victoire Maubille, est la soeur de Marie Sophie Maubille, la mère de Félicien Rops. Le père d'Eugène Demolder est donc le cousin germain du peintre, l'écrivain le petit cousin de ce dernier.
Aussi, on comprend mieux pourquoi Eugène Demolder s'adresse à son "cousin" dans une lettre à Rops, que nous retranscrivons et reproduisons ci-dessous, écrite en compagnie d'Amédée Lynen pour le remercier de sa lettre-préface, le 19 mars 1889 :
Mon Cher Cousin,
Lynen m’arrive ce soir, toujours enthousiaste de votre préface à ses Kermesses, dans le but de vous écrire une longue lettre de remerciements.
Nous avons bu deux bouteilles de bière, puis nous avons mangé du saucisson de Gand ; puis nous avons rebu de la bière, en fumant, dans de longues pipes de Hollande, du tabac d’Obourg. Tout le temps, nous avons pensé à vous : tous les encensoirs de notre provision sont cassés en votre honneur.
Presque tous les journaux de Bruxelles commentent votre lettre. Il en est qui sautent de joie : votre ami Jean d’Ardenne exulte. En revanche des gens froissés rient jaune, du jaune du drapeau belge un peu chiffonné. Mais vous suffisent les applaudissements de ceux qui ne portent pas leur cervelle en leurs chausses. Je pourrais vous dire un tas d’éloges, dont vous n’avez pas besoin. D’ailleurs, depuis le commencement de cette lettre, j’ai envie de vous sauter au cou et de vous embrasser à grands bras.
Eug Demolder
C’est pas Eugène qui a fait les dessins.
Am. Lynen
Lettre d'Eugène Demolder et Amédée Lynen à Félicien Rops, 19 mars 1889. Réserve précieuse, Université Libre de Bruxelles, cote ULB E.D.18
Lettre d'Eugène Demolder et Amédée Lynen à Félicien Rops, 19 mars 1889, conservée à la Réserve Précieuse de l'Université Libre de Bruxelles
Identité que confirme, s'il en est encore besoin, la réponse de Rops à Demolder suite à la réception de cette lettre :
Paris le 22 juillet 1889
1 Place Boieldieu, (l’immortel auteur de la Dame Blanche !)
Mon cher cousin et ami,
J’ai un fort reliquat de muflisme à régler vis à vis de vous et de notre ami Lynen ! Lorsque votre bonne et charmante lettre, à tous deux, est arrivée, avec ses croquis d’une si belle gaieté, je me trouvais dans un de ces moments de torpeur [...] Je vais écrire un mot à Lynen. C’est très bien ces Kermesses et votre préface les précède de bonne manière.
Félicien Rops, lettre à Eugène Demolder, aut. s., Paris, 1 place Boieldieu, 22 juillet 1889. Collection privée.
À Léon Dommartin, Rops se montre davantage critique vis-à-vis de l'album et de sa propre contribution dont il s'agit de reproduire quelques extraits dans la gazette quotidienne de Bruxelles, La Chronique :
Mon Vieil,
Je reçois l’album de Lynen, — qui est très bien. Tout cela est un peu lourd, mais c’est bien observé & d’une exécution franche. Cela m’a fait très grand plaisir.
Quant à la lettre, bon Dieu, elle n’a pas en elle de quoi faire « du tapage » elle est écrite en français de notre temps, mon vieux Dom, un temps où les gens ne cherchaient pas des adjectifs internationaux & des substantifs autres que ceux qui se trouvaient dans les honnêtes dictionnaires dont nous n’avions pas besoin d’ailleurs étant Wallons et ayant être les dents une langue romane qui sait dire ce qui lui plaît, sans trop se contourner comme celles de « ces Messieurs ». Donc il n’y pas lieu « à tapage » c’est une bonne lettre simple, trop anodine. Fais moi le plaisir d’en citer quelques passages pour les besoins de la Cause : les lignes qui commencent « au rameneur » & qui parlent du fameux tombeau de Conscience (Hendrick!) me paraissent de nature à faire rager la « Vlamisch School » ! - Cela commence: « Comme tous les peuples neufs &c &c... et cela finit, où tu voudras !
Seulement (au bas de la page) au lieu « d’un talent ordinaire & estimable » tu mettras : ordinaire & convenable, c’est plus juste. D’autant plus que le mot estimable se retrouve plus loin.
En lisant cette préface, Uzanne, qui se guérit, m’a dit : C’est drôle comme vous écrivez dans la même langue à vous deux Dom! — Mon Vieux j’en suis flatté, — sans blague. Si tu n’avais pas encore eu l’album des Kermesses, réclame le vite à Lynen.
A toi
Fély
C’est drôle le souvenir, je m’imaginais avoir écrit une lettre méchante ! Mais c’est édulcorant ! Je me dégoûte.
La lettre originale de Rops à Lynen est aujourd'hui conservée aux Archives et Musée de la Littérature, à Bruxelles, sous la cote ML00026/0176, où elle peut être consultée. Une version numérisée de la missive est également disponible en ligne depuis le catalogue général à cette adresse.
1er feuillet de la lettre originale de Félicien Rops à Amédée Lynen conservée aux Archives et Musée de la Littérature, à Bruxelles
L'original est, outre quelques corrections orthographiques, en tout point conforme à sa transcription pour les besoins de l'édition. Nous en reproduisons l'intégralitéci-dessous.
Tlemcen, 21 décembre 1888.
Vous me dites, mon cher Lynen, que vous allez publier un album de « Kermesses ». Les kermesses vont inspirent comme elles ont inspiré Teniers et Georges Eekhoud : faites donc des kermesses ! on rend toujours bien les choses qui vous plaisent à voir ; et vous ferez oeuvre d’art, j’en suis certain. Je sais ce que vous pouvez et aussi ce que vous valez.
Savez-vous, mon cher Lynen, qu’il y a bientôt dix ans que j’ai vu votre premier dessin ? Un de ces croquis nets, clairs, disant bien et simplement ce qu’ils veulent dire, auxquels on ne se trompe pas, et qui font juger d’emblée leur auteur. Vous aviez ce que les peintres appellent « un oeil », ce qui est plus rare que ne le pensent les opticiens. — Là-dessus, je vous écris, et je vous engage à venir me retrouver à Paris. Que voulez-vous ? Je sortais des tentatives de la Société des Aqua-fortistes, et, de cette lutte à main plate contre l’inertie et indifférence artistique de notre pays, j’avais gardé des « bleus ». Je connaissais le peu de ressources que « les Protecteurs et les Protectrices des Arts » offraient en Belgique aux dessinateurs ; je vous sentais du courage et du talent, tout ce qu’il fallait enfin pour faire rapidement, en France, votre trouée au soleil. J’avais raison, vous avez résisté : vous n’avez pas eu tort.
Vous êtes un Flamand, un vrai, un pur. Vous avez le sentiment inné de tout ce qui touche à la Terre Flamande : êtres et lieux, vous savez tirer votre art des milieux où vous vivez, ce qui est une force ; et vous ne vous occupez pas d’appartenir à une « école », ce qui est un sagesse. Et, puisque nous sommes en un temps où l’on soulève à tout propos, et même hors de propos, ces sottes questions « d’écoles », de « partis » et de « mouvements » ; il me plait que nous en parlions à nous deux, en bons camarades, à portes closes, afin que « les grands baillis » et les gens à plumets ne nous accusent de manquer de patriotisme, et de troubler la cervelle qu’ils portent d’habitude en leurs chausses.
Mais je n’ai que le temps de vous griffonner quelques lignes. Les hasards de la vie, qui, il y a un an à pareille date, me faisaient descendre les rapides de l’Ottawa canadien, me forcent à partir à Figuig, à travers la « mer d’Alfa », cette savane de l’Afrique septentrionale, aux confins sud du mystérieux Moghreb-el-Aska, dont notre ami Picard vient de rendre si brillamment les étranges aspects. — Évidemment, mon cher Lynen, le Juif errant en passant par Bruxelles en Brabant, selon la tradition, a du trouver moyen de suspendre pendant quelques minutes la vengeance de Dieu ; — juste le temps de mettre à mal une de mes grand’mères ; — de là le phénomène d’atavisme qui me fait courir le monde comme un chat maigre. Et cela sans les six sols de la légende ! Avoir toujours sur six sous dans sa poche, et voyager avec de belles madame, mais je n’en demande pas plus !
Je n’ai donc que quelques minutes à vous donner. La boute à couleurs et les bagages sont à dos du mulet, et notre guide, un grand diable marocain qui ressemble à Van Hammée, — en brun, — me regarde avec inquiétude, tirer de ma valise une deuxième feuille de papier.
Je voulais donc vous dire, mon cher Lynen, combien toutes ces étiquettes « d’Écoles » et de « Mouvements » sont irritantes pour tous les bons esprits qui en toutes choses, et en art surtout, n’ont souci que des Individualités ; et je crois qu’en toute occasion il est bon d’en faire ressortir la parfaite niaiserie.
Il n'y a plus, au XIXe siècle d'école flamande. Il n'y a, ni peinture flamande, ni peinture belge, ni musique flamande, ni musique belge, ni sculpture flamande, ni sculpture belge, ni littérature flamande, ni littérature belge, pas plus qu’il n'y a de peinture suisse, de musique suisse, de sculpture suisse, ni de littérature suisse.
Il y a en Belgique, dans ces différents arts, des gens qui ont beaucoup de talent, et ils sont aussi nombreux qu’ailleurs, et d’autres qui n'ont rien du tout, et qui sont encore plus nombreux, toujours comme ailleurs. Ces artistes apportent naturellement dans leurs oeuvres, le tempérament des pays variés dont ils sortent. C'est la même chose partout : un Breton ne pense ni ne voit comme un Languedocien ou un Berrichon. Ce n'est pas une raison pour affirmer l’existence d’une école bretonne, languedocienne ou berrichonne. L'Ecole « flamande » du XIXe siècle ressemble à ces revenants « dont tout le monde parle et que personne ne voit jamais », disait Mme Dudevant. Où est cette Ecole ? Quels en sont les caractères, les procédés, les représentants ? Il ne s'agit pas de s'intituler Jan, Jef, Adriaan, ou Peter, — révérence parler ! — pour constituer une « Ecole Flamande ! » Alfred Verwée et Stobbaerts sont de puissantes individualités ; comme Henri de Braekeleer qui vient de mourir (un peu de l’indifférence des Anversois pour son merveilleux talent), mais ils ne composent pas plus à eux trois une « Ecole » que le maître Louis Artan et Henri Marcette ne composent l'Ecole wallonne ! Verhas (Jan, — ne l'oublions pas !), est un peintre de très grand talent, mais je ne vois guère où sont les caractéristiques flamands de sa peinture qui pourrait se faire aussi bien à Londres, qu’à Paris, qu'à Bruxelles.
Sans compter que, dans un pays comme la Belgique, où l’étroitesse du territoire a forcé galamment ses habitants à des rapprochements aussi intimes que mêlés, il est bien difficile de remonter aux sources, comme l'on dit ethnographiquement ! En veut-on la preuve ? Henri Conscience est de famille française, l'excellent sculpteur de Vigne est fils de Français, Degroux, le peintre des Flamands de Bruxelles, est né en France. Benoit, le grand musicien, porte un nom wallon même en s’appelant Peter, — sauf notre respect. Louis Dubois, le merveilleux coloriste que l'on sait, est fils de Montois. Meunier, comme son nom l'indique, est de famille wallonne. Enfin, l'un des plus célèbres : Jef Lambeaux, s'appelle bien Jef, mon Dieu oui, mais il s'appelle Lambeaux ; ce qui sent à plein nez son origine wallonne. Notez, que je ne cite ici que les artistes revendiqués par le parti flamand, puisque « parti » il y a, comme Mellery par exemple, qui porte un nom de village wallon, et dont l'art délicat n'a aucune ramification flamande. Il y a aussi les faux flamands, en littérature surtout. Ce sont ceux qui, comme ce bon Charles de Coster, ont peur de manquer de « nationalité » et tâchent de s’en faire une en se disant « Flamands ». Né à Munich, d'un père flamand et d'une mère wallonne, Charles De Coster a écrit des choses exquises en langue française teintée de XVIe siècle. Il eut été incapable de dire en flamand : « Chère Madame, je vous baise les mains », mais on l'eût navré, si on lui eût dit qu'il n'était qu'un parfait écrivain français : la peur de manquer de nationalité ne le quittant pas.
Je ne vois donc en Belgique que des « individualités », et elle n'a pas à chercher plus loin. C'est déjà bien joli d'en avoir !
Sans parler des sculpteurs et des peintres, il y a un groupe belge de littérateurs français où se confondent les Flamands et les Wallons, qui tient vaillamment sa place, dont l'importance grandit de jour en jour, et qui a pris le pas sur le groupe français de la Suisse romande.
L'un de nos plus grands défauts, et qui n’est même pas un défaut, mais un travers, est celui d'exagérer les réputations locales. C'est un travers commun à tous les petits pays, et que l'on retrouve en France. En province : à Brest, à Amiens, à Dijon, à Bayonne, à Lyon, à Marseille, à Avignon, à Montauban, on tresse des couronnes à un tas de poètes bretons, picards, bourguignons, basques, canuts, phocéens, provençaux ou languedociens, qui peuvent n’être pas sans mérite, mais qu'il ne faut pas comparer aux hommes qui, par leur génie, appartiennent plus au monde qu'à une contrée.
Comme tous les peuples neufs, dont la nationalité n'est pas clairement écrite, on exagère, surtout en Flandre, le sentiment de cette nationalité panachée ; les poltrons sont toujours les plus bravaches, et c'est la calvitie qui a crée le rameneur : le Monsieur qui se fait un toupet et deux rouflaquettes avec trois cheveux.
Prenons un exemple :
Il y a quelque part à Anvers, un mouvement funéraire très bien compris : un homme est couché nu, ayant pour glorieux linceul le drapeau de la Patrie ; à ses côtés, le Lion Belgique terrible et frémissant. Qui donc peut dormir dans cette gloire ? Est-ce Boduognat, Ambiorix, Charlemagne ou le Taciturne ? Non, c’est un brave homme qui a écrit de bons livres ; d’un talent ordinaire et estimable. Il signait ses livres Henri Conscience, et il était, comme je l’ai dit plus haut, fils de Français. Pour les besoins du « mouvement flamand », on l’a appelé : Hendrick, en collant au nom français le prénom flamand. A Dieu ne plaise que je songe à dire ici du mal de ce doux écrivain qui fut aimable, sympathique, et commissaire d’arrondissement ! Mais nous ne pouvons vraiment décemment le comparer ni à Balzac, ni à Dickens, ni à Dumas, ni même à Tolstoi, à Zola ou à bien d’autres. Et cependant aucun animal symbolique et féroce ne garde la tombe des trois premiers qui furent grands, et un marbre modeste suffit à leur gloire. Si les Flamands y vont de la sorte, quel animal national et quelle bannière mettront-ils donc sur la tombe du grand poète qu’ils auront peut-être demain, ou du grand patriote qui pourra sauver la Patrie d’une invasion, — dont le nom sera sur toutes les lèvres des hommes ? Henri Conscience tient dans les littératures internationales la place modeste et estimable qui est dévolue en France à Jules Sandeau, en Espagne à Fernand Caballero, en Danemark et en Suède à Andersen et à Frédéric Bremer ; à Sacher-Masoch dans les pays slaves. — Mais il fait un grand littérateur « Flamand » et le parti, puisque « parti » il y a, l’a créé de toutes pièces !
Nous voilà bien loin des « Kermesses », mon cher Lynen, et ce bavardage à bâtons rompus était inutile pour vous dire simplement : de rester ce que vous êtes : un bon dessinateur flamand, un voyant des choses de notre pays. Faites-nous ce qu’il vous plait de faire et vous ferez bien. Mais de loin, on se laisse entraîner à « potiner », et cela rapproche de la Terre Natale.
Que nous font à nous, après tout, ces petitesses et ces questions de clocher ? L’art n’a pas de patrie, et les artistes doivent se moquer des frontières, et des congrès qui les établissent. Le sculpteur japonais qui enroule un monstre idéal au manche d’un poignard n’est-il pas notre frère, qu’il soit né à Yeddo ou aux îles Kouriles ? Ces disputes « d’écoles » ne valent pas la fleur de mimosa qui se balance au-dessus de ma tête ou le vol des milans qui auréole les maisons blanches de Tlemcen, pendant que je vous écris.
À bientôt, mon cher Lynen, et je vous envoie, à travers les bleus du ciel et de la mer, une vieille poignée de main.
Félicien Rops
L'album d'Amédée Lynen est justement annoncé pour paraître par L’Art moderne dans son numéro du 20 janvier 1889 (p. 23) en s'appuyant sur l'argumentaire de la lettre tapageuse de Rops afin d'en faire la publicité :
Pour paraître prochainement chez l'éditeur C. Vos, rue d’Assaut, 10, à Bruxelles, un album de quatorze planches d’eaux-fortes, les Kermesses, par Amédée Lynen, précédées d'une étude d'Eugène Demolder sur le Champ de foire et d'une lettre de Félicien Rops, dans laquelle le grand artiste procède a une ample distribution de coups de pattes, de croquignoles et des chiquenaudes, généreusement comptées. Les Kermesses ne seront tirées qu'à 175 exemplaires numérotés, mis en souscription aux conditions suivantes : 5 exemplaires numérotés sur japon avec double suite en noir et sanguine, signés, 20 francs ; 20 exemplaires numérotés sur hollande Van Gelder et signés, 10 francs ; 150 exemplaires numérotés sur beau papier, 7 francs.
L’Art moderne, Neuvième année, n°3, 20 janvier 1889, p.23
Les Kermesses paraissent au mois d'avril et L'Art Moderne en rend compte dans son numéro du 2 juin en ces termes avant de citer une bonne partie du texte de Rops que nous avons reproduit ci-dessus :
En manière de frontispice, un brave homme allume des lampions, au seuil de ces Kermesses, lanterne magique qui fait défiler aux yeux une série de croquades lestement griffonnées sur l'album de poche dans le vacarme du champ de foire. Et pour compléter l'illumination, Rops, dont la plume mord aussi bien le vélin que sa pointe égratigne le cuivre, Rops, l'admirable Rops écrit de Tlemcen (ne riez pas! c'est daté, et signé) une lettre à Lynen dans laquelle il tire tout un feu d'artifice. Et Eugène Demolder, à son tour, y va de ses bombes, de ses fusées et de ses moulins multicolores. Le tout, pour la réjouissance des lettrés et des artistes, forme un élégant album qu'un certain tirage spécial sur Japon rend particulièrement cher aux raffinés.
« Kermesses, par Amédée Lynen – Préface d’Eugène Demolder – Lettre de Félicien Rops. Bruxelles, chez Ch. Vos », L’Art moderne, Neuvième année, n°22, 2 juin 1889, p.172
Il y aurait là une étude intéressante à faire sur la réception de la lettre de Rops dans la presse nationale belge si elle a, comme le laissent entendre Demolder et Lynen dans leur lettre, fait si grand bruit chez les défenseurs de l'école flamande.
Affaire à suivre ! Une expédition prochaine en terre bruxelloise devrait éclaircir ce point et je ne manquerai pas de compléter cet article une fois la recension faite.
En attendant, je vous laisse en compagnie des dernières planches de Lynen et vous remercie d'avoir lu cet article jusqu'ici.
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